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   Etoile au Coeur 

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Jean-Pierre Gueno

 

 

 

Jean-Pierre Guéno: *Ciel*

Paroles de détenus

Texte écrit par J-Pierre Guéno pour son Anthologie de témoignages troublants *Paroles de détenus*

 

 

*Ciel* (Jean-Pierre Guéno)

 

Murs, murs, vous auriez tant à dire si vous pouviez parler,

Exprimant les soupirs de tous les enfermés

Faisant entendre au-dehors les regrets étouffés

Les souvenirs perdus de tous les condamnés.

Les nuages s'effilochent ; ils ne cessent de s'échapper, de se dérober, de s'évader... ils semblent faits du coton de la barbe des pères Noël de votre enfance... Vous aimeriez tant comme eux vous évaporer, vous condenser à volonté... Ils n'ont besoin ni de porte ni de permission pour prendre la clé du ciel... Pour échapper à ce labyrinthe de l'existence humaine dont vous avez tant de mal à comprendre la logique...

Les cumulus ont le ventre de M. Pickwick ou le giron potelé des nourrices généreuses. Les stratus ont la finesse et peut-être la douceur de la peau de la jambe fuselée de la femme qui passe, le regard de la source qui roucoule.

De la terre au ciel, vous continuez à franchir à cloche-pied les obstacles de la vie en projetant la boîte de vos rêves de case en case... Souvent votre corps vacille. Vous comprenez alors dans ces instants de doute et de déséquilibre que votre destin ne tient qu'à la vibration, qu'à la solidité du maigre fil qui porte vos pas.


Hésitation de l'enfant qui vient de capturer une mouche dans la cage refermée de ses doigts : va-t-il lui redonner le souffle de la liberté ou lui arracher les ailes par curiosité ?

Hésitation entre la voie de l'ombre et celle de la lumière, dans l'arène de cette dure vie basse qui pourrait parfois inciter l'homme à revêtir l'habit de nuit du prince noir, la panoplie de l'ange déchu, l'armure inhumaine de l'antéchrist... Hésitation entre le sentier torturé de la création et la pente vertigineuse de la destruction...

Vous venez de réaliser que nous n'enfermons rien d'autre en prison qu'une partie de nous-mêmes, comme d'autres abandonnent sur le bord de la route leurs souvenirs encombrants ou leurs chiens en disgrâce...

Il vous vient une nostalgie de fin de vacances ou de fin de week-end, la mélancolie de la ritournelle d'un orgue de Barbarie dans les fonds d'une cour... Il vous vient l'envie de repartir de zéro peut-être, de jouer à nouveau votre mise sur le tapis de la marelle en espérant toucher les bonnes cases...

Mais vous le savez : c 'est la pluie du temps qui efface les dessins d'enfants sur les trottoirs déserts... À l'exemple des larmes, elle sait laver les souvenirs, balayer les chagrins, les bonheurs et les peines... Vous n'aurez pas le loisir de tenter à nouveau votre chance : vous devrez laisser leur tour à ces enfants graciles qui apparaissent au bout de la rue, trop maigres, trop fragiles, trop hésitants, trop lointains encore pour vous permettre de distinguer s'ils sont les vôtres ou ceux de vos voisins. Ils iront tracer une autre marelle sur de nouveaux trottoirs. Ils y danseront sur des rythmes qui vous dépayseront ; et c'est peut-être l'un d'entre eux qui un jour fracturera la porte de votre maison. C'est peut-être l'un d'entre eux qui un jour plongera le couteau du destin dans la chair de votre chair. C'est peut-être l'un d'entre eux. qui un soir viendra vous entraver les poignets ou vous épier dans l'œil absurde d'un judas. C'est peut-être l'un d'entre eux qui vous abandonnera dans un certain nombre d'années entre les quatre murs d'une chambre d'hospice...

À moins qu'il ne vous chérisse et qu'il ne vous rende jusqu'à votre dernier souffle la force de l'amour dont vous l'aurez entouré... A moins qu'il ne garde en lui le souvenir des cauchemars que vous pourchassiez en venant veiller sur son sommeil au chevet des nuits de son enfance. A moins qu'il ne garde en lui le souvenir de vos rires partagés qui donnaient à la vie éphémère comme un parfum d'éternité. À moins que vous ne l'ayez aidé à comprendre qu'en lui donnant la vie, le plus beau cadeau que vous pouviez lui faire ensuite était d'agir en sorte que la grande marelle de la vie ne devienne jamais la grande marelle de l'oubli.

 

 

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