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Témoignage d'Odette: horreurs enfantines

Paroles d'étoiles

Extrait de l'Anthologie de témoignages bouleversants recueillis par Jean-Pierre Guéno dans *Paroles d'étoiles*

 

 

Témoignage d'Odette racontant l'horreur des enfants juifs qu'elle ne pouvait pas soigner

 

Des autobus arrivent. Nous en sortons des petits êtres dans un état inimaginable. Une nuée d'insectes les environnent ainsi qu'une odeur terrible. Ils ont mis des jours et des nuits pour venir de Pithiviers en wagons plombés ; 90 par wagon avec une femme, qui, en général, a deux, trois, quatre gosses à elle dans le tas.

Ils ont de quinze mois à treize ans, leur état de saleté est indescriptible, les 314 sont remplis de plaies suppurantes : impétigo. Il y aurait tant à faire pour eux. Mais nous ne disposons de rien, malgré le dévouement incomparable de notre chef de camp, le commandant Kohn. Immédiatement nous organisons des douches. Pour 1 000 enfants, nous disposons de quatre serviettes ! et encore avec difficulté. Par groupes nous emmenons ces enfants aux douches. Une fois nus, ils sont encore plus effrayants. Ils sont tous d'une maigreur terrible et vraiment presque tous ont des plaies : il va falloir essuyer les enfants sains avec une serviette et les autres presque toujours avec la même souillée. Notre cœur se serre.

Autre drame : ils ont presque tous la dysenterie. Leur linge est souillé d'une manière incroyable et leur petit baluchon ne vaut guère mieux. Les mamans les avaient quittés avec leurs petites affaires bien en ordre, mais il y a de cela quelques semaines et, depuis, ils sont livrés à eux-mêmes. Dans le wagon, ils ont d'ailleurs mélangé leurs affaires. Des femmes de bonne volonté se mettent à laver leurs effets, presque sans savon à l'eau froide ; à cette époque il fait très chaud et cela sèche vite, mais ils sont 1 000.

Très vite nous nous rendons compte que tout ce que nous essayons de faire est inutile. Dès que nous remettons à ces petits des effets un peu propres, une heure après ils sont sales. Les médecins les examinent à tour de bras. On leur administre du charbon, on les barbouille tous de mercurochrome. On voudrait les mettre tous à l'infirmerie ; c'est impossible : ils doivent repartir vers une destination inconnue.

Lâchement, nous leur avons dit qu'ils allaient retrouver leurs parents et pour cela ils supporteraient tout.


Jamais nous n'oublierons les visages de ces enfants : sans cesse, ils défilent devant mes yeux. Ils sont graves, profonds et, ceci est extraordinaire, dans ces petites figures, l'horreur des jours qu'ils traversent est stigmatisée en eux. Ils ont tout compris, comme des grands. Certains ont des petits frères ou sœurs et s'en occupent admirablement, ils ont compris leurs responsabilités.

Ils nous montrent ce qu'ils ont de plus précieux : la photo de leur père et de leur maman que celle-ci leur a donnée au moment de la séparation. À la hâte, les mères ont écrit une tendre dédicace. Nous avons toutes les larmes aux yeux ; nous imaginons cet instant tragique, l'immense douleur des mères. Ces enfants savent que, comme les adultes, ils seront impitoyablement fouillés par les gens de la police aux Questions juives. Entre eux, ils se demandent s'ils auront la chance de conserver un petit bracelet, une petite médaille, souvenir des temps heureux. Ils savent que ces bijoux n'ont pas grande valeur, mais ils connaissent la cupidité de leurs bourreaux. Une petite fille de cinq ans me dit : « N'est-ce pas, madame, ils ne me la prendront pas ma médaille, c'est pas de l'or. »

Dans leurs petits vêtements, les mères ont cousu un ou deux billets de mille francs et ce petit garçon de six ans nous demande : « Fais le gendarme pour voir si tu découvres mon argent. » Quelquefois la vie reprend le dessus : comme des enfants, ils jouent ; ils ont des jeux à eux : ils jouent à « la fouille », à « la déportation ».

Il y a des contagieux. On en met à l'infirmerie en vitesse. Avec les moyens du bord, on fabrique de petits lits ; mais ils sont des quantités à partir avec la scarlatine, la diphtérie... Nous essayons de faire la liste de leurs noms. Nous sommes surpris par une chose tragique : les petits ne savent pas leurs noms. Un petit garçon, auquel nous essayons par tous les moyens de le lui faire dire, répète inlassablement : « Mais je suis le petit frère de Pierre. » Les prénoms, noms et adresses que les mamans avaient écrits sur leurs vêtements avaient complètement disparu à la pluie et d'autres, par jeu ou par inadvertance, ont échangé leurs vêtements.

En face de leur numéro figuraient sur les listes des points d'interrogation.

La question nourriture est aussi un désastre : que donner à ces petits déjà malades, cette soupe d'eau et de carottes, pas assez de récipients, ni de cuillères. Nous étions obligées de faire manger les plus petits.

Je me souviens d'une petite fille de deux ans environ, adorable, et qui, miraculeusement était restée propre. Une de mes amies l'avait prise dans ses bras pour la faire manger. Immédiatement elle s'était assoupie ; chaque fois qu'on voulait la déposer sur une paillasse, elle se réveillait et hurlait. Elle avait rencontré une tendresse qu'elle ne connaissait plus et ne voulait plus qu'on l'abandonne. Mon amie, les larmes aux yeux, n'osait plus la quitter et s'occuper des autres qui, tous, avaient besoin de nous. Il fallait les coucher trois ou quatre sur des paillasses infectes et qui le devenaient d'heure en heure de plus en plus, à cause de cette dysenterie, qui torturait tous ces corps.
Beaucoup n'avaient plus de chaussures. Nos cordonniers à certains ont pu fabriquer des Spartiates avec des morceaux de bois et des ficelles. D'autres sont partis nu-pieds.

Avant le départ pour le grand voyage, on passait à la tonte les hommes et les enfants des deux sexes. Cette mesure est vexatoire et agit beaucoup sur le moral des individus, particulièrement chez les enfants. Un petit garçon pleurait à chaudes larmes. Il avait environ cinq ans. Il était ravissant, des cheveux blonds bouclés, qui n'avaient jamais connu les ciseaux. Il répétait qu'il ne voulait pas qu'on lui coupe les cheveux, sa maman en était si fière et, puisqu'on lui promettait qu'il allait la retrouver, il fallait qu'elle retrouve son petit garçon intact.

Après le départ de ces 3 000 ou 4 000 enfants sans parents, il en restait 80 vraiment trop malades pour partir avec les autres ; mais on ne pouvait les garder plus longtemps. Nous leur préparons quelques vêtements. Ils ont de deux à douze ans. Comme les adultes, ils sont mis dans ces escaliers de départ inoubliables. On laissait parquées les 1 000 personnes choisies pour le prochain départ pendant deux ou trois jours, isolées du reste du camp. Hommes, femmes, enfants, sur de la paille souillée rapidement... Tous gisaient sur la paille mouillée, mourants qu'on transporte sur des civières, aveugles, etc.

Une amie et moi devions, à partir de trois heures du matin, nous occuper de ces 80 enfants, les préparer au départ, les habiller... En rentrant dans ces chambrées, il y avait de quoi se trouver mal. Je trouvais mes enfants endormis, les petits déjà infectés avec leur dysenterie. Sans lumière, je commençais à les préparer ; je ne savais pas par quel bout commencer Vers cinq heures du matin, il fallait les descendre dans la cour, pour qu'ils soient prêts à monter dans les autobus de la STCRP qui menaient les déportés à la gare du Bourget.

Impossible de les faire descendre : ils se mirent à hurler ; une vraie révolte ; ils ne voulaient pas bouger. L'instinct de conservation. On ne les mènerait pas à l'abattoir aussi facilement. Cette scène était épouvantable ; je savais qu'il n'y avait rien à faire ; coûte que coûte, on les ferait partir.

En bas, on s'énervait. Les enfants ne descendaient pas. J'essayais de les prendre un par un pour les faire descendre ; ils étaient déchaînés, se débattaient, hurlaient.

Les plus petits étaient incapables de porter leur petit paquet. Les gendarmes sont montés et ont bien su les faire descendre. Ce spectacle en ébranla tout de même quelques-uns.

Au moment du départ, on pointait chaque déporté. Sur les 80 gosses, environ 20 ne savaient pas leurs noms. Tout doucement, nous avons essayé de leur faire dire leurs noms ; sans résultat. À ce moment surgit devant moi le maître de toutes ces destinées, le sous-officier allemand Heinrichsohn, vingt-deux ans, très élégant en culotte de cheval. Il venait à chaque départ assister à ce spectacle qui, visiblement, lui procurait une immense joie.

Je ne puis oublier la voix de ce petit garçon de quatre ans, qui répétait sans arrêt sur le même ton, avec une voix grave, une voix de basse incroyable dans ce petit corps : « Maman, je vais avoir peur, Maman, je vais avoir peur. »

ODETTE, Mémorial de la déportation des enfants juifs en France.

 

 

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